Olivia Lya Thomassie

 

Olivia Lya Thomassie est agente de programme à Aumaaggiivik, le Secrétariat des arts du Nunavik à l’Institut culturel Avataq. Dans le cadre de son poste, elle travaille en étroite collaboration avec des artistes inuit et les soutient dans divers aspects de leur travail, notamment en les aidant à promouvoir leur travail et en les aidant à obtenir un soutien financier. En tant qu’artiste multidisciplinaire travaillant elle-même avec une variété de médiums artistiques, avec de l’expérience dans le perlage, la réalisation de films, le théâtre, la confection de vêtements et de bijoux, Olivia est bien placée pour comprendre les réalités auxquelles sont confrontés les artistes Nunavimmiut, et elle est donc bien placée et bien outillée pour les soutenir dans leur parcours professionnel. Elle est née à Kuujjuaq et vit à Montréal depuis son enfance. Elle vit et travaille entre Kangirsuk et Montréal.

Janique Johnson-Lafleur

 

Janique Johnson-Lafleur est chercheuse postdoctorale au département d’anthropologie de l’Université McGill et au sein de l’équipe RAPS (Research and Action on Social Polarizations) de l’Institut universitaire Sherpa à Montréal. Ancré dans une conversation entre l’anthropologie, l’art et les disciplines psychologiques, son travail explore l’interface entre les dimensions personnelles et collectives de l’identité, de la violence, de la souffrance, des soins et de la créativité. Janique collabore à différents projets en tant qu’anthropologue médicale critique, dont l’initiative Atautsikut. Elle s’intéresse particulièrement aux approches participatives et anticoloniales, aux études de genre, aux méthodologies basées sur l’art et à l’ethnographie clinique. Elle est née à Québec, et vit et travaille aujourd’hui entre Carleton-sur-Mer et Montréal.

 

Sanannguanitigut Makitaqatigiinniq: Une bouffée d’air frais

par Janique Johnson-Lafleur

 

C’était une journée ensoleillée du début du mois de juin 2020, trois mois après qu’une urgence sanitaire ait été déclarée au Québec en lien avec la pandémie de la COVID-19. Nous avions quitté Montréal la veille pour la Gaspésie. Je descendais l’escalier de bois menant à la mer et en atteignant les dernières marches, l’expérience s’est imposée à moi. Une expérience totale. L’odeur du varech et des galets réchauffés par le soleil. Le bruit rythmé des vagues auquel les cris des goélands semblaient répondre. Le vent fou qui jouait dans mes cheveux et me caressait le visage. Et la vue de cette immensité bleue, de cette magnifique ouverture vers l’horizon. J’ai senti mon corps renaître. Comme s’il prenait une grande bouffée d’air frais.

Les premiers mois de la pandémie ont été difficiles pour plusieurs d’entre nous. Cette interruption brutale du quotidien, des rassemblements familiaux et mondains, du banal et du pris pour acquis. Subitement, le réel empruntait une allure de science-fiction. À Montréal, les gens se croisaient sur les trottoirs avec malaise, méfiance presque, tentant de préserver une certaine distance. Dans les commerces, derrière les masques, les yeux inquiets des clients rencontraient ceux des commis, se scrutaient les uns les autres. Tout à coup, nous devions apprivoiser cette nouvelle nécessité de penser les petits gestes. Les mains qui touchent. L’air qu’on respire. Les mains qu’on nettoie judicieusement. L’air qu’on doit empêcher de voyager entre nos poumons et ceux des autres. Une angoisse palpable. Et la nature sociale des êtres humains qui complique tout.

De vouloir protéger les autres est une protection pour soi-même, nous dit Olivia en parlant des masques qu’elle a patiemment confectionnés au printemps 2020, lors de cette étrange période ayant marqué le début de l’arrivée de la COVID-19 dans nos vies. Le projet Sanannguanitigut Makitaqatigiinniq est né en réponse à cette conjoncture historique particulière, en réponse à cette situation planétaire ayant radicalement transformé nos quotidiens et envahi nos imaginaires. C’est dans ce contexte que quelques artistes Nunavimmiut ont généreusement accepté de créer à partir de leurs expériences de la pandémie, de puiser dans leurs imaginaires et de nous partager le fruit de leur travail.

Une pandémie représente une crise. Une crise d’envergure mondiale, mais qui s’expérimente d’abord et avant tout dans l’espace intime de chacun. Dans les domiciles, les corps, les relations interpersonnelles. Aussi, bien que l’idée de crise évoque spontanément des images de moments difficiles, de ruptures, voire de perte d’équilibre, une crise sert également de révélateur. Elle permet d’illuminer l’invisible et l’invisibilisé. D’éclairer différemment l’ordinaire et le vécu comme « allant de soi ». Elle peut secouer et remettre en question le statu quo. Une crise est donc également porteuse d’opportunités, voire d’espoir. Rarement n’aurons-nous été aussi conscients de l’interconnectivité des êtres humains à l’échelle planétaire. De l’impact de l’activité humaine sur les écosystèmes. Et rarement l’idée de contagion n’aura été aussi présente dans nos imaginaires. Contagions de virus, certes, mais contagion d’idées également, contagion d’émotions, de récits, d’images. Il est en outre difficile pour plusieurs de ne pas ressentir une forme d’ambivalence face à cette pandémie. Comment ne pas observer le soulagement que cette déviation du normal a apporté à plusieurs égards? Le ralentissement des horaires de travail frénétiques. Le silence de l’absence de trafic aérien au-dessus des têtes. Les images de centres-villes dépourvus de voitures pendant les périodes de confinement. Difficile cependant de ne pas sentir l’obscène dans l’idée de se réjouir d’une situation ayant entraîné tant de souffrance dans son sillage. Tant de deuils, de tragédies et d’injustices.

De vouloir protéger les autres est une protection pour soi-même. Et la protection de soi est une protection des autres. Le thème de la protection est central à cette expérience de pandémie. Protection qui, s’il en est une, doit inévitablement se déployer au carrefour de l’individuel et du collectif. Protection contre les virus, mais protection contre les violences également, contre les injustices sociales. Ta libération et liée à la mienne, nous rappelait Lilla Watson, artiste Murri ayant milité à la défense des droits des Autochtones en Australie et ailleurs. Ta déshumanisation est liée à la mienne, serais-je tentée d’ajouter, inspirée par la pensée de Franz Fanon. À l’automne 2020, alors que la pandémie s’était installée parmi nous depuis quelques mois déjà, une autre onde de choc a traversé le Québec. Joyce Echaquan, femme Atikamekw de la communauté de Manawan, a filmé et diffusé les derniers moments de sa vie, traversés sous le mépris et les insultes racistes du personnel soignant, alors qu’elle s’était rendue au centre hospitalier régional pour obtenir de l’aide en raison de douleurs au ventre. Le corps n’est pas qu’intime, il est également collectif. Et il est tout autant politique. Pandémie et colonialité. Certains corps sont davantage écoutés et protégés que d’autres. Certains corps souffrent plus que d’autres. Les artistes ayant participé au projet Sanannguanitigut Makitaqatigiinniq ont bien senti, compris et exprimé cette difficile réalité. Comment peut-on détourner le regard, dans l’œuvre d’Hannah Tooktoo, de cette femme noire portant un masque sur lequel l’inscription « I can’t breathe » nous interpelle de plein fouet alors que le téléphone qu’elle pointe dans notre direction semble vouloir capter notre réaction? Plusieurs œuvres du projet évoquent avec justesse ces fils d’expériences interreliées. Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Mouvement Black Lives Matter. Événement Annulez la fête du Canada. Le passé hante le présent et interpelle le futur. 

Les images, plus que les discours, sont chargées d’une multiplicité de sens et d’interprétations potentielles. Elles sont le langage de l’expérience brute et de la réaction corporelle spontanée. Elles habitent le monde opaque de nos inconscients. L’art permet l’expression individuelle, de même que le sentiment d’appartenance collective et de connexion interpersonnelle. Il est protecteur. Le langage des images ouvre une pensée non-linéaire et stimule une contagion de sensations et d’expériences, diffractées selon nos biographies, nos biologies et nos subjectivités. Il permet parfois d’exprimer l’indicible. D’évoquer l’incommunicabilité et l’invisibilité de certains vécus. Tout comme le fil dans le perlage tridimensionnel d’Olivia, qui ne nous est pas donné à voir mais qui est bien là, produisant et soutenant la forme souhaitée, les défis surmontés sur le chemin parcouru ne sont pas toujours visibles. La souffrance de certains n’est pas toujours vue, comprise et considérée, particulièrement par ceux qui n’en font pas l’expérience quotidienne.

L’art permet de créer et d’habiter des mondes profondément intimes et particuliers, comme il permet de créer et de recréer un monde partagé afin de le rendre plus habitable pour tous. L’art nous invite à tirer sur ces fils narratifs qui produisent l’illusion de formes rigides et immuables. Il nous aide à réimaginer la naissance, la vie et la mort de certains mythes, de certains discours. Il nous permet également d’approcher de manière tangentielle la violence que nous portons tous. De délaisser nos tentatives d’innocence pour plutôt se tourner vers le respect, la tolérance et la solidarité, vers le jeu et la créativité. Faisant écho au titre de l’œuvre de Niap, le fil de mes pensées m’a amenée aujourd’hui à esquisser mon expérience de la pandémie en m’attardant à ce qui parfois nous attache et parfois nous sépare, ce qui parfois nous apaise et parfois nous blesse. À cet égard, la capacité des images à nous émouvoir, nous toucher et nous transporter est indéniable. À l’instar de l’aurore boréale perlée d’Olivia, l’objet d’art évoque élégamment la nature imagée et affective de l’expérience humaine. L’œuvre nous interpelle et nous offre une multiplicité de significations. Signification personnelle d’abord, quand Olivia nous propose de voir les aurores boréales comme de belles lumières dansantes dans la noirceur. Signification scientifique également. Les aurores boréales ne sont-elles pas un fascinant phénomène météorologique? Significations culturelle et artistique enfin, car bien que les aurores boréales soient parfois considérées comme des esprits qui peuvent jouer avec notre tête si nous nous adonnons à l’interdit, elles nous apparaissent également comme la nature faite art, comme les porte-étendards de la beauté hypnotisante et inspirante dont regorge notre monde.

 

Merci le Nunavik et la Gaspésie.

Merci les artistes.

Nakurmiik le projet Sanannguanitigut Makitaqatigiinniq.

 

Montréal, octobre 2021

 

Une bouffée d’air frais

 

Je crierais si je pouvais bouger

Coincée dans cette pandémie

Lit, table, chaise, mur

Coincée dans ce corps

Peau, sang, os, dents

« Pas de racisme systémique »

 

Échanges mondains

Vernis qui craque

Tu attaques

Ton fiel visible dans ton outrage

La fenêtre qui nous relie et nous sépare

« Pas de racisme systémique »

 

Une mer de lumières d’or

Les sens qui s’unissent

Le regard qui s’échappe

Une bouffée d’air frais

 

Carleton-sur-mer, Juin 2020